ENTRER DANS UNE PENSEE, ou des possibles de l’esprit, François JULLIEN, 2012

Entrer dans une pensée

Ou

Des possibles de l’Esprit.

220px-François_Jullien_par_Claude_Truong-Ngoc_octobre_2013François JULLIEN, Edition Gallimard, 2012

  • « Comment entrer dans la pensée chinoise ? » Franchir un seuil et entrer, c’est passer d’un dehors à un dedans.
  • La pensée chinoise est restée si longtemps à l’extérieur de la nôtre, en Europe, et réciproquement.
  • Ce dehors, cet extérieur est souligné par la langue et l’histoire.
  • Le Chinois n’appartient pas à la grande famille des langues indo-européennes, alors que nous communiquons encore avec l’Inde à travers le sanscrit, langue sœur du grec et du latin.
  • L’écriture chinoise est idéographique et non phonétique, c’est la seule langue qui le soit restée.
  • Cela laisse présager de son rapport singulier avec l’oralité et de la dépendance, non dénouée avec le pouvoir figurateur du tracé.
  • Historiquement, il a fallut attendre la Renaissance pour que l’Europe débarque en Chine, les échanges commerciaux ne se développent qu’au XIXème siècle, l’Europe imposant son impérialisme à l’autre.
  • Entrer dans la pensée implique de se déplacer, de quitter pour pouvoir pénétrer. Cette langue n’offre pas les commodités des nôtres : elle est sans morphologie, ni ne conjugue, ni ne décline, le chinois classique est quasiment sans syntaxe…difficile de se frayer un passage. Faire l’histoire de la pensée chinoise, autre tentative de « pénétration ».
  •  Cette « mise en scène » est proprement occidentale. L’ailleurs de la Chine est discret, tenter de comparer la pensée chinoise avec la nôtre est encore une façon de ne pas de déplacer, de ne pas quitter, donc de ne pas entrer.
  • A la raison européenne de se « dé » ou « re » catégoriser, c’est-à-dire, de revenir sur ses implicites, pour les interroger et sonder son « évidence » pour accéder à un ailleurs de la pensée. On ne pourra entrer dans la pensée chinoise sans l’aborder dans et par sa langue, car, la pensée chinoise c’est la pensée qui s’exprime en chinoise, penser c’est activer les ressources de la langue.
  • La phrase est la modalité propre de la pensée.

hexas_rond (1) La première phrase de chinois sera l’en-tête du plus ancien livre de Chine : Le YI-Jing ou « Classique du Changement », constitué à partir non d’une parole mais d’un tracé : Son but n’est pas de délivrer un message, ou un sens, mais donne, propose des moyens d’analyser de façon plus faste (+) ou néfaste (-), les situations et leurs transformations.

 – – YIN        et       –   YANG.

La figure initiale, formée de traits YANG évoque la capacité du CIEL .le-ciel-3569200mgajw_2041

 La seconde formée seulement des traits YIN évoque la capacité de la TERREla-terre-3569201gdinr_2041.

Puis suivent 4 sinogrammes, à égalité sans trace hiérarchique, formant un tout complet :

« COMMENCER- PRENDRE SON ESSOR-

TIRER PARTIE, PROFITER A DEMEURER DROIT, SOLIDE ».

Chaque terme suivant relie le précédent et le déploie, il en procède, le renouvelle, et le porte plus loin. Chaque terme peut correspondre à une saison :

seasonal time laps COMMENCER = le Printemps.

PRENDRE SON ESSOR : l’été.

TIRER PARTIE, PROFITER A : l’automne.

 DEMEURER DROIT, SOLIDE : l’hiver.

La pensée chinoise part de ceci. Ni de l’Etre, ni de Dieu, ni de raisonnement, ni de dramatisation. Elle pense la « capacité initiatrice », entre le Ciel et la Terre, qui va son chemin. Cette phrase paraît demeurer en-deçà de toute option, ne pas se poser de question, ne pas proposer de solution. Cette phrase n’a jamais été « inquiétée », ni contestée.

  • Pour la brusquer dans son consensus, la révéler à elle-même, la Bible commence elle aussi par un « commencement ».
  • Les deux livres ont le même âge, mais le sens du « commencement » diffère. Dans la Genèse, le « Commencement » introduit une rupture, une irruption, un fondement. Alors que dans le « Classique du changement » le « commencement » aurait plus une valeur d’amorce, quelque chose mord, prend, une interaction se produit.
  • Alors que pour la Genèse, le « commencement » a valeur inaugurale, mise en route d’une opérativité. La langue chinoise ne conjugue pas, donc, la localisation temporelle comme l’assignation à un sujet n’y sont-elle pas nécessairement marquées. « Dieu » dépend de la façon dont le commencement est pensé ?
  • Le « commencement » biblique est perçu comme une intervention, il fait surgir le sujet de la création, Dieu est posé comme l’Autre extérieur et non contaminé par ce qu’il fait, créant le monde mais n’en dépendant pas.
  • La langue chinoise ne connait pas non plus la distinction des voix actives et passives : elle privilégie le point de vue de la fonctionnalité de la « passivité ».
  • ob_3de493_el-tao-te-ching-y-la-empresa-960x720Rien ne se dressera à part du cours des choses, si absolu il y a, il n’est pas dissocié du monde mais il en est la voie, « tao » aucun vouloir n’y préside, la Chine n’a-t-elle pas eu besoin de poser « Dieu ».
  • Le SENS appelle, incite, prend souche dans le manque, ouvre sur un au-delà, fait signe vers de l’absent ou de l’inconnu, provoque la tension, répond à de l’inquiétude.
  • La COHERENCE ne se passionne pas, ne veut rien découvrir qui se cache, ne coupe de rien, ne s’émeut pas, elle est indissociable du rituel, correctement fonctionnel.
  • La COHERENCE fait tenir ensemble au lieu de partir explorer. La cohérence met en place un dispositif. Alors que dans la Bible, le Sens est porté par la PAROLE.
  • Dans l’entrée chinoise, la parole n’intervient pas, et elle n’est pas attendue.
  • L’entrée hellénique : Pour les Grecs, le commencement fait l’objet d’une interrogation, la rupture entre le temporel et l’éternel, la séparation entre l’ontologique (de onto-, tiré du grec « étant », participe présent du verbe « être » est l’étude de l’être en tant qu’être, définition proposée par Aristote, c’est-à-dire l’étude des propriétés générales de tout ce qui est.) et le génétique
  •  Cette tension féconde va enfanter la philosophie.
  • L’opposition entre l’entrée hellénique et hébraïque c’est que pour la première il n’y a jamais fabrication ni création par la Parole.
  •  La conception de la création, pour Platon, est semblable à un plan médité d’avance et conduit par la finalité la causalité.
  • La causalité n’est pas pensé en Chine, les énoncés n’expliquent pas plus qu’ils n’envisagent de finalité ou de but. La pensée chinoise au lieu d’expliquer l’avènement du monde, pas la causalité, en éclaire sa processivité, c’est-à-dire, sa capacité d’être au procès qui se renouvelle de lui-même, de phrase en phrase, qui ne dévie pas, la sagesse est de mettre en phase.
  • L’avènement du monde est une opération impersonnelle se manifestant en  modification –transformation. La grammaire est la panoplie qui fait de la phrase un assemblage érigé sur fond de cas distincts, entre lesquels on opte.
  • Le Chinois, langue quasiment sans grammaire, qui ne décline ni ne conjugue, ne marque morphologiquement ni le passif ni l’actif, ni le pluriel, ni le singulier, ni le temps, ni le mode…donc se conçoit si peu en système de cas.
  • La langue-outil construit dans la recherche du SENS et La langue –formule, anti-spéculative, ne hasarde pas, formule viable ou valide plutôt que vraie, répond à un critère de fonctionnalité, condense à la recherche d’une COHERENCE.
  •  Ces deux types de langue peuvent-elles penser le « commencement », traduire une pensée ? Considérer le culturel non en termes d’identité mais de fécondité, appeler au développement des cultures comme des ressources que leurs écarts portent à se réfléchir, à déployer l’humain, traitera des possibles de l’esprit, cela met par principe les cultures à égalité entre elles, sans plus ethnocentriquement les hiérarchiser.
  • Traduire, c’est ouvrir de l’intérieur et faire voir de dehors, cela inventorie des ressources, les active et les offre. Le vrai devient source d’intelligibilité, donne à découvrir et à opérer. Son négatif n’est plus le faux, mais l’inabordé, l’indécouvert, l’impensé.
  • Est vrai ce qui est sillon à explorer, filon à exploiter, ressource à prospecter. Le pluriel des possibles de l’esprit est un pluriel d’explorations ou d’aventures. Le « Classique du changement » dévoile une intelligence de la processivité et de l’opérativité (TAO signifie à la fois « le cours des choses » et « la façon d’opérer », « tao du monde « et « mon tao »).
  • Elle ne met pas en scène un sujet, se dispense du récit, dissout toute dramatisation.
  • Elle pense en terme, non de cause et de fin, de modèle et de visées, mais de conditions et de conséquences, en termes d’ «amorçage », de « maturation »  de « moissonnage » et de « régulation ». Elle enseigne l’art de se mettre en phase avec le moment, et trouve son rendement dans la capacité d’induire l’évolution, sans affronter la situation ni l’épuiser.
  • Ce qui lui sert de norme (non pas de modèle ou d’idéal), c’est l’HARMONIE, condition du renouvellement du monde et  le fondement absolu de la morale, échappant à la déviation et dérégulation par la partialité. Ces « possibles de la pensée » ne peuvent être mis en cage. Notre point de vue doit être prospectif et débordant tout horizon donné, servir à voyager.
  • Tout inventaire (fini) ne pourrait que nuire aux ressources que sont ces possibles, à titre d’expérience humaine. Circuler entre les langues et les cultures, horizontalement, transversalement, en dégager certains possibles et  les réfléchir par d’autres, et cumuler les perspectives.
  • Ainsi peut-on, délibérément, « entrer » et « sortir »,  car  il faut être sorti, être entré ailleurs,  s’être déplacé, pour pouvoir « entrer » et « pénétrer ».