Du TEMPS éléments d’une philosophie du vivre, F. Jullien, , 2001

Du « temps »,

éléments d’une philosophie du vivre.

francoisFrançois JULLIEN, Livre de Poche, 2001

Fallait-il penser le temps ? Quel besoin ? Pour quoi faire ? La Chine a pensé le « moment » saisonnier, et la durée, mais non pas une enveloppe qui les contienne également tous les deux, qui serait le « temps » homogène, abstrait. La langue chinoise ne conjugue pas, ne donne pas d’opposition aux divers temps de la conjugaison : passé/futur/présent.

« La passé n’est plus,  le futur n’est pas encore,

le temps ne se composant que de ces deux parties,

comment pourrait-il lui-même exister ? »(Aristote)

  •  Le temps ne peut être qu’un lien énigmatique de la philosophie. des sillons divers entre lesquels s’est déployée la question du temps se révèlent être des ornières, des plis sont pris. La question du temps se déploie en une multiplicité de poches qui nous amènent toujours en terrain connu ou connaissable ou explorable par le philosophe.
  •  Passer par la Chine permet de sonder la question du temps à l’extérieur de ses plis, de ses partis pris que lesquels elle s’est bâtie dans une imposante rigidité. La première poche ou se déploie la pensée du temps est celle ouverte par Aristote que le plan de la nature : le temps se perçoit entre deux points successifs du mouvement d’un corps.
  • La Chine pense la nature autrement : pas en terme de mouvement mais  en énergies Yin et Yang dont découle une interaction sans fin, intérêt porté aux influences et transformations.

logo_taiji Le Yin condense tandis que le Yang se répand en alternance régulée,  la Chine ne pense pas le temps mais le procès (du latin processus : Progression, progrès, avancement.) La Chine pense l’absolu comme le Ciel pour les confucéens, ou la Voie pour les Taoïstes, sans penser à l’éternel.  Le constant ne varie pas, l’éternel est ce qui ne devient pas.  Les deux dénotent d’une permanence. L’éternel est hors du temps, le constant ne s’interrompt jamais. La constance est essentielle à la pensée chinoise, la sagesse est de pratiquer le constant,  elle n’est pas de contempler l’Eternel.

  •  La Chine ne pense pas l’Eternel mais le Sans Fin. Le Tao, sans passé ni présent, ne meurt ni ne naît. zenImage1
  • Effacement du temps. C’est la notion d’ « être » qui, en Grèce, a fournit son statut à l’ « éternel », en l’opposant au « devenir ».
  •  Le verbe ETRE n’existe pas en chinois. Les Chinois ont pensé conjointement : Le moment, l’occasion (SHI) et la durée (JIU). Ils n’ont pas conçu l’enveloppe qui les contienne tous les deux et qui serait le temps. SHI montre dans sa graphie « le soleil fait éclore les germes de vie contenus dans la terre ».
  • Un des emplois prépondérant de la notion sera « saison », pour cette civilisation essentiellement agricole. L’adaptation à la saison est le principe unique.  JIU sera toujours la durée de quelque chose, d’un acte, d’une vie, d’un monde.
  • L’étymologie graphique est celle d’un homme qui tend une jambe et parcourt une étendue. La durée est pensée de paire avec l’espace et non le temps.
  •  La pensée chinoise est préoccupée de la continuité du cours, du procès et non du temps comme cadre des événements. Comment a été traduite la notion de temps, au XIXème siècle dans la langue chinoise, alors que cette notion n’existait pas ?
  • L’ « entre-moment ». « être de saison » expression ancienne, être opportun, puis être en phase, c’est-à-dire ouvert à l’influx de la saison et s’harmoniser avec elle, qualitativement. La saison régule tout au travers de sa variation vitale, qui assure elle-même le « sans-fin » de sa durée. Comme la médecine chinoise traditionnelle traite la santé et la maladie en termes de régulation/dérégulation.
  • Pour cela la MCT porte une attention particulière au rythme saisonnier pour assurer la guérison du corps et son hygiène : les souffles (qi) sont mobilisés au rythme des saisons, de l’alternance jour et nuit, du Yin et du Yang…
  • Les Chinois n’ont jamais tenté d’élucider le temps mais la processivité.Le YI KING, « Classique du Changement » résume et synthétise les « Modifications –Transformations » d’une part et les « Modifications, -Continuations », d’autre part.
  • Le procès de la Vie s’opère par flux, traversant de part en part et fécondant. « Le Ciel et la Terre, mêlant leurs énergies : tous les existants –sous leur influence par transformation-fermentent ; Le masculin et le féminin, unissant leur essence : tous les existants-sous leur influence Par transformation-adviennent. »
  •  En même temps que Modification et Continuation s’opposent, chacune prolonge l’autre : La continuation déploie la modification amorcée et La modification restaure la continuation qui s’épuisait.
  • C’est donc la logique de la Continuation qui perdure à travers l’un et l’autre temps, elle englobe le processus de la vie dans son entier :

 « Une ouverture, une fermeture, telle est la modification ; 

aller et venir sans jamais s’épuiser,  telle est la continuation. »

(Le Classique du Changement.)

  • Vivre au présent : « prae-esse » : l’ « être devant », c’est l’ «  être » que l’on entend dans ce « présent ».
  • La pensée chinoise et le concept de l’opportunité : Il n’est pas de situation négative en tant que telle, du point de vue même des processus,  tout moment négatif peut et doit être tenu pour la phase de latence et de transition  amorçant une nouvelle positivité et  renouvelant le cours du procès de la vie.
  • Qui sait le comprendre peut en user : la stratégie du sage est de percevoir les facteurs favorables présents dans toute situation, ne serait-ce qu’en creux, ou de façon purement indicielle, y compris dans la situation la plus défavorable,  de manière à les exploiter ensuite en se laissant porter par eux tout au long de leur déploiement.
  • Aucun moment ne peut être négatif,  en effet puisque tout moment est en transition : en « suivant » le moment et s’y conformant on épouse aussi, du même coup, cette transition qu’il est intrinsèquement. Ce qui rend fort un moment opportun est qu’il reste une occurrence : qu’il ne cesse de laisser venir et, maintenant la situation en cours, y préserve des chances de renouvellement.
  •  Le négatif s’oppose au positif comme la séparation à l’union,  mais il est en même temps la condition de sa possibilité à venir, et le positif s’ensuivra à titre de conséquence.
  • Ne pas s’arrêter à l’aspect négatif de la séparation, puisqu’il est indissociable de l’avènement de l’union, et par conséquent qu’il est aussi la « voie ».
  • Comment se comporter dès lors que la voie devant soi est bouchée et que le moment est à l’adversité ? Plutôt que de vouloir aller de l’avant, d’une façon décidée, en forçant, par conséquent, et sans prêter peut-être suffisamment d’attention à la difficulté rencontrée, mieux vaut patiemment laisser jouer le renouvellement s’opérant par soi-même de la situation.

Quant « aller » conduit à l’obstacle, laisser « venir » apporte une issue.

  • Le Dénouement par auto-dissolution de la difficulté.
  • Cette dissolution de ce qui était noué et faisait obstruction est celle qu’on voit dans la nature, indique le texte canonique, quand le tonnerre et la pluie se lèvent et que s’entrouvrent les enveloppes, des fruits et des plantes, contenant l’élan végétal.
  • Il suffit alors d’attendre le moment, et que la dissolution de la difficulté s’opère d’elle-même en « venant » de la seule évolution à laquelle est portée la situation.
  • Un moment n’a pas de début ni de fin, mais il s’ouvre et se referme ; il ne se définit pas par des extrémités, mais en se creusant (« La musique creuse le ciel » Baudelaire), il se borde de seuils et de degrés : à la différence du temps qui est extensif, le moment est un intensif ; tandis que tout laps de temps est fini,  le moment est infini, voire  c’est dans le moment que la vie trouve sa seule dimension d’infini. Il est inépuisable.
  •  « Qui trouve la paix dans le moment et réside dans la capacité à se conformer », dans la congruence avec le moment,  n’est plus accessible à la joie ou à la tristesse, selon qu’il perd ou qu’il gagne ; et c’est là, commente le penseur taoïste, comme d’ « être délié de ses liens par la divinité. »
  • Trouver la paix dans le moment. Séjourner dans le moment, s’y déployer, s’oppose à « traverser » le temps.
  •  Le grand absent de la philosophie européenne est le corps.
  • Pour le penseur taoïste, la disponibilité passe par le corps, notre « être constitutif ».

 Pour l’ « homme authentique, 

la respiration est profonde, profonde, 

il respire à partir des talons. » 

Tandis que le commun des hommes

respire « à partir de la gorge. »

(Tchouang-tseu ou Zhuangzi, penseur chinois du IVe siècle av. J.-C. à qui l’on attribue la paternité d’un texte essentiel du taoïsme,  appelé de son nom – le Zhuangzi – ou encore le « Classique véritable du Sud de la Chine ». Extrait chapitre 6 ; Guo, p.228) http://www.wikiberal.org/wiki/Zhuangzi

  • Par son renouvellement continu, la respiration se branche chaque fois sur l’actualité du moment. Elle est toute entière du moment, n’est pas d’avant ou d’après, elle ne garde pas de reliquat, en s’opérant à partir des talons, ni ne peut s’anticiper.
  • D’autre part, par son alternance régulatrice, elle est en phase avec le principe de la variation du moment, chacun des ses deux moments, appelant nécessairement le suivant ;  comme telle elle est l’expression vitale de l’aller venir, rythmant la réalité envisagée en tant que procès ; c’est elle enfin qui fait communiquer le plus originairement, en rapport avec notre être constitutif,  le « dehors «  et le « dedans » : en elle se réalise initialement l’ouverture.
  • Dès lors, respirer «  à partir des talons » signifie que rien d’intérieur ne reste fermé au renouvellement apporté du dehors (toute la vie du corps, en Chine, étant conçue à partir de ses orifices, et en termes d’ «entrer »-« sortir »).
  • Est inscrit ainsi physiquement, mais sans que le phénomène ne se limite au physique, cette ouverture « radicale », s’opérant ainsi jusqu’à la racine, en quoi consiste la disponibilité, comme capacité de se laisser traverser, de part en part, irriguer, disposer ;  l’être disponible respirant à travers tout son corps est l’être détendu, décontracté, qui n’est pas crispé.
  • La respiration dénoue tous les blocages intérieurs, dissout les points de focalisation, et d’abord ceux constitués par les crispations du désir ; et c’est ainsi qu’elle « ouvre ». Le grand drame que la pensée occidentale a mis en scène, à propos du temps : vivre/exister ?

 « Je n’ai rien fait aujourd’hui. -Quoi, n’avez-vous pas vécu ? » (Montaigne)

  • On ressent l’inquiétude face au temps qui passe, au temps perdu. A quoi Montaigne répond par un vivre qui se suffit à soi-même, comme le moment se suffit.
  • Il est précieux de suivre l’option que déploie la pensée chinoise, et taoïste, à travers la Disponibilité au moment, une « insouciance », c’est en elle que se vit ce qui serait, non pas l’oubli, ou l’esquive, mais d’une façon plus originaire-structurelle- la non-explication du « temps ».
  • L’être au monde, caractérisé par la préoccupation (« Besorgen »), est en son fond, c’est à dire originairement, souci (« Sorge ») ( pense Heidegger). La seule façon d’échapper au souci, par le biais de la philosophie est de « cultiver l’instant ».  Comment penser une insouciance qui ne soit pas une fuite ? Le souci du temps à venir…
  •  « La temporalité commande l’être-vers-la mort. » (Heidegger) Cette pensée est contrebalancée par la pensée taoïste : que la mort s’intègre à la vie, nous dit Zhuangzi, dans cette transition continue qu’est la vie. Qu’elle ne soit plus vécue comme un événement, et même comme l’Evénement par excellence, mais qu’elle advienne simplement par alternance comme tout moment ; qu’on vive la mort comme naturelle.
  • Pour désangoisser de la mort, le maître taoïste convoque à la fois la pensée du moment occurrent et de la transition processive.
  • La mort s’intègrera dans une logique d’aller-venir et de moments alternants à l’instar de l’inspiration-expiration, rythmant toute vitalité.
  • « De la réunion se forme l’être constitué, de sa dissolution se forme  un nouveau commencement » (Zhuangzi, chap.19 « Da sheng » ;Guo, p.632). Toute fin est aussi un début :

« La vie est le disciple de la mort,

 et la mort est le début de la vie. »

(Ibid, chap 22, « Zhi bei you » ;Gouo, p.733)

  •  Le procès de la vie se poursuivant sans fin, vie et mort forment intrinsèquement une même « continuité », constituent une seule et même réalité.
  • La vie et la mort, tel le yin et le yang, ne cessent de se répondre, sont homogènes, corrélés.
  • Le penseur taoïste pense la mort de façon phénoménale, de la « transformation », selon sa double modalité processive –modification et continuation :

« Déjà transformation et c’est la vie,

 de nouveau transformation et c’est la mort. »

(Zhuangzi)

  • La mort est conçue comme une conception processive de la vie, s’écartant de la temporalité. La mort étant naturelle au même titre que la vie, il n’y aurait rien à en dire, on s’écarte de la sagesse :
  • « Celui qui y parvient n’en discute pas,  celui qui en discute n’y parvient pas. »
  • Autrement dit, c’est de soulever la question qui brouille et rend inintelligible. Tandis qu’en ne s’en souciant pas, et sans s’en rendre compte, on y « parvient ».