MORALES ESPIEGLES, Michel SERRES, Ed le Pommier, 2019

DONNER…. C’est PARDONNER…….

-« pourquoi  vous occupez-vous si bien de nous ? » demandèrent des élèves à leur professeur.

-« parce qu’un de mes professeurs s’est bien occupé de moi et m’a dit :

« Tu ne me rendras jamais ce que je t’ai donné, parce qu’on ne remonte pas le cours d’un fleuve, en particulier celui du temps, mais tu le rendras à tes successeurs, dans le droit fil du courant.

Tu feras le relais, tu passeras la balle. »

 

Cet exemple lance une chaîne bénéfique (cercle vertueux) parce qu’il remplace la RECIPROCITE par la TRANSITIVITE.

(a/b, b/c, a/c = relation transitive)

Au lieu de revenir sur le temps, vers le passé, destiné aux mêmes personnes, elle va vers l’avenir et se répand à d’autres personnes inconnues.

Il faut tenter d’échapper aux questions compliquées que posent symétrie et réciprocité….pour s’orienter vers la transitivité.

La reconnaissance doit-elle devenir plus transitive que réciproque ?

La vraie générosité sans réciproque (la réciprocité cherche à fabriquer une balance) lance un nouveau temps…qui peut devenir celui du bonheur.

 

Le pardon n’est pas seulement le superlatif du don, mais aussi une action transitive, donc, le don par excellence, plus le décalage du bénéficiaire en donateur.

On ne peut donner plus et mieux que « par donner ».

 

 

Pas de pourquoi ni de comment, on s’enferme sinon dans la relation de réciprocité, vaine et stérile.

« Pardonnez nos offenses, comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés » (bible).

Ceux qui nous ont offensés, pourront-ils, en souvenir du fait qu’ils furent pardonnés, par ceux qu’ils ont offensés, pourront pardonner à l’avenir à ceux qui les offenseront…

 

Le don ne se joue plus à deux,

emprunteur

et prêteur,

mais à trois :

un prêteur,

puis un emprunteur  qui devient prêteur, à son tour, en glissant d’un rôle à l’autre,

et troisièmement, un emprunteur qui, de son côté, et tant qu’il le voudra, pourra, indéfiniment, devenir prêteur.

 

En prenant deux casquettes, chacun peut, à loisir, jouer au troisième homme.

 

Le poids de la dette ne s’estime plus sur une balance,

mais glissant d’un point à un autre, lance un mouvement perpétuel.

Se mettre à la place du blessé, voilà  tout justement, le moteur de ce mouvement perpétuel.

 

Collectif le pardon se nomme prescription.

 

Notion juridique, la prescription efface le passé pour s’engager dans un avenir et l’inventer meilleur que le passé fautif ou criminel.  Leur faute sera toujours écrite, mais elle sera prescrite. On ne les oubliera pas, mais on ne les punira plus.

La prescription lance un temps de bonheur parallèle et contraire au temps de malheurs que lance la vengeance.

La prescription devient le fondement du droit. En tant que moteur, elle informe l’histoire, la change, la relance, la lance…sinon l’histoire ne finirait pas de répéter.

Pour éviter cette répétition indéfinie, elle prescrit un devoir d’oubli, non pas dans l’histoire qui retient le crime, mais dans le droit,  éteint désormais.

Rien ne libère mieux l’esprit, l’âme le corps même que cet oubli second, que cette perspective juridique d’avenir.

Rien ne soulage mieux que de perdre le ressassement, face pathétique de la mémoire, face pathologique de l’instinct de mort.

Doux et inventifs, pardon et prescription délivrent du cauchemar collectif, que dis-je, de l’enfer où la vendetta pérenne précipite.

Joie.

 

(Morales espiègles, Michel SERRES, Ed le Pommier, 2019)

https://www.telescoop.tv/2019/02/27/2878999/2878999_8_La-grande-librairie.html