Cette étrange idée du BEAU, François JULIEN, 2011
Cette étrange idée de BEAU :
l’esthétique à l’épreuve de la Chine
30/03/2011, conférence
(http://www.dailymotion.com/video/xi04vp_agora-des-savoirs-francois-jullien_news)
- Penser la Chine, ce n’est pas comparer la pensée et la raison, européenne et chinoise. Penser la Chine, c’est étudier notre impensé européen. On ne peut aborder cette notion de front, sinon, on utilise la pensée, il faut des stratégies obliques, indirectes.
- Etre dans la pensée européenne et prendre du recul pour déconstruire la construction métaphysique, passer par la Chine permet de sortir de ce mouvement.
- Comparer n’est pas fécond, cela se résume à ranger le même et l’autre, en apportant une position de surplomb.
- Etudier les ÉCARTS, cela revient à regarder les séparations, la mise en tension de deux possibles de la pensée, c’est-à-dire sortir d’une position attendue, normale, pour se mettre dans une autre qui est en séparation en tension en distance avec elle.
- L’écart évoque non le rangement, mais le dérangement, notion plus heuristique d’extériorité, non pas de différence mais l’écart entre deux philosophies, deux pensées, ouvrant un possible, donc un nouvel accès à l’impensé.
- L’écart peut être un outil de dialogue : DIA = écart, LOGOS = intelligible L’écart peut déployer le champ du pensable, non de la pensée universelle, mais de l’humain qui réfléchit.
La RÉFLEXIVITÉ, c’est l’un qui se réfléchit, se traduit, se dévisage, dans l’autre. Il n’y pas d’identité culturelle, l’identité, c’est du même qui perdure, or, une culture qui ne change pas est une culture morte, donc la culture est par essence transformation ! Penser la culture en termes de fécondité, de ressources….
- La question du BEAU et le concept BEAU remonte à l’époque des grecques dans notre pensée occidentale. Si cette différence est opérante pour les grecques, elle est inopérante pour la pensée chinoise, cette langue n’a pas de morphologie, ne fera donc pas de différence entre le champ large que peut évoquer la beauté, en général et le concept Beau.
- En chinois, il n’y a pas de terme hégémonique pour signifier le beau, ce concept est pensé en termes binômes, qui s’opposent, se complètent : « florissant-onctueux », deux termes qui se répondent : « limpide-joli », « secret-élégant », comme YIN et YANG, termes opposée et complémentaires, en interaction, mettant en tension et classant hiérarchiquement : supérieur-supérieur, supérieur-moyen, supérieur-inférieur….
- Le peintre chinois peint la Transition, la Transformation, entre « il y a » et « il n’y a pas », la PRÉGNANCE, entre là où c’est peint et là où ce n’est pas peint.
- Quand le dispersé se rassemble, que les choses plongent dans la confusion ….. on est très loin de l’image d’Epinal du beau temps sans nuage ! Il peint la VALENCE, ne cherche pas la ressemblance mais la RÉSONANCE
(Kandinsky parle d’atteindre la résonance intérieure de la forme.) La résonance c’est la répercussion, le timbre intérieur qui se creuse en vibrations.
- Le peintre grecque peint l’Etre, la Forme, le Modèle, la Ressemblance, la reproduction des traits, rester à la surface, au superficiel ? Le NU est une étape incontournable pour penser le beau en Occident, car il atteint l’essence même, en retirant le personnel, les qualités secondaires, affectives.
- Pour les Chinois, le NU n’a pas d’intérêt, car la forme est constante, uniforme, alors que dans la nature, tout est en transformation, changement. le rocher, le nuage a toutes les formes, seule la différence de condensation d’énergie opère, plus concentrée ou plus diluée.
- Dans la peinture de personnage, en Chine, ce sont les plis des vêtements qui font apparaître à l’extérieur la circulation interne de l’énergie.
- Le corps n’est qu’un sac d’énergie, avec des trous d’entée et de sortie, il faut que ça circule !
- La FADEUR est une saveur qu’on ne finit pas de savourer, elle n’est pas intelligible, mais sensible, esquissée, ni chaude ni froide, ni douce, ni amère, elle n’est pas imposée mais potentielle, à déployer.
- La Fadeur est la saveur la plus savourable, un processus sans fin ! Le Beau est un concept terminal, ne s’approfondit pas, ne se dépasse pas. On atteint avec lui une scission entre le beau et le spirituel. La peinture ne peut représenter le spirituel.
- Le Beau arrête car il éternise, n’appelle pas au développement, n’appelle pas à savourer, n’est pas la saveur au-delà de la saveur, il est voué au culte et à la mort.
- La peinture chinoise exprime la Vie, c’est-à-dire un processus, une animation, une tension, un déploiement, une polarité. L’Art Moderne, en Europe, fait l’effort de sortir du Beau, tente de sortir de la Représentation,sortir du Jugement, sortir du Plaisir, pour aller vers le Sublime, puis le Spirituel, ou pour aller vers le Laid, plus authentique, moins artificiel, plus fécond.
- Le paradoxe est que, lorsque le Beau traverse une crise, avec la réflexion de l’Art Moderne, qui tente de séparer l’Art du Beau, la mondialisation oblige, ce concept du Beau s’exporte au Japon, en Chine qui s’approprient cette notion. Au moment où elle explose en Europe, on se l’approprie en Orient, elle devient mondiale mais pas universelle.
- Le pont entre Europe et Chine serait le mot COHÉRENCE, qui n’est pas la Vérité. L’intelligence est un Processus qui consiste à faire traverser les Cohérences diverses et les faire communiquer, à explorer des cohérences ÉCARTÉES les unes des autres.
- Passer par la Chine n’est pas une recherche d’exotisme, mais un désir de relancer la philosophie, mettre en chantier notre raison, ni une fuite, ni un rejet, mais une observation, d’autres possibles, d’autres fécondités qui circulent entre elles, comment elles se réfléchissent, se ré incitent.