Louange des mousses

imageLOUANGE DES MOUSSES,

Véronique BRINDEAU, Edition Philippe Picquier, 2012

 

Présentes depuis trois millions d’années, les mousses. Le jardin …qui s’éloigne du monde, c’est de mousse qu’il est tissé.

Elles sont au carrefour où les vivants et les morts se parlent en bribes d’images :

« Puisse ton règne

Durer mille générations

Jusqu’à ce que les pierres

Forment des rochers

Tout couverts de mousse ».

(Kokinshu, poème Xème siècle)

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A Kyoto, il est un temple des parfums de l’ouest, plus connu sous le nom de Temple des mousses, que l’attention des jardiniers transforme en frais drapé d’émeraude. Ce haut lieu du bouddhisme zen indique la direction du couchant, paradis du Bouddha, panthéon horticole du Japon, là où l’on cultive et admire ces mousses modestes, détestées de nos jardiniers occidentaux, occupés à les détruire, les chasser.

Les français ne connaissent que trois mousses : le diacre en balai, l’éteignoir, la frullaine, alors que la langue japonaise commune les accueille à foison, plus de trois cents noms usuels, dans la même profusion lexicale que celle des nuages.

Présent dans les poèmes des années 760, l’anthologie du Manyoshu, où la mousse s’apparente à l’éternité, aux dieux, à la constance du cœur.

Ainsi s’exprime d’un nom, intimement en nous et pourtant à la surface même des choses, à la manière des mousses sans racines, et plus encore, qu’il ne s’inscrit ou se grave, un végétal dont la trace colorée se dissout dans le temps, sur le mode léger d’une estompe, d’une vapeur que vient dissiper la lumière.3172228766_882a53c5e1

« L’herbe du souvenir », ainsi qu’on la désigne dans les traductions de textes classiques, semble ainsi excuser le lyrisme de son nom, comme un kimono sobre doublé d’une soie rare.

Les bonsaïs offrent à nos yeux des miniatures d’arbres qui dans la nature atteindraient parfois des dizaines de mètres de hauteur, l’amateur de mousses ne transforme que son propre regard, sans le concours d’aucun outil, et agrandit ce qu’il voit au lieu de le réduire.

Loin de chercher à rapprocher l’horizon de sa propre mesure, c’est dans une position moindre qu’il prend le partie de se tenir.

C’est en lui-même qu’il doit d’abord rapetisser. Sa rêverie seule lui fait passer le seuil d’un autre monde, ou plutôt de ce monde ci, comme rendu à une vérité de l’intime. Si l’on accepte de déplacer son point de vue sur les choses, d’opérer une sorte de conversion.

Pour quiconque veut entrer ou se glisser dans l’univers des mousses, il faut se pencher vers le sol, pour y diriger ses yeux, se baisser. Se tenir assis sur ses talons pour observer la nature au plus près du sol. Au Japon, cette attitude est plus naturelle qu’elle ne l’est pour nous.愛宕念仏寺

En les nommant comme des arbres-en y « voyant », pour ainsi dire, des arbres- celui qui prête attention aux mousses se livre à un changement d’optique par quoi s’ouvre pour nous tout un monde lointain de forêt et d’animaux où la grâce du songe, par exception, nous admet.

Dans ce bouleversement des dimensions, le monde des mousses fait signe vers un microcosme en lequel celui qui se tient pour contempler fait voile vers un voyage sans limites.

La mousse est un bonsaï naturel : nul besoin de taille, puisque notre regard peut en changer l’échelle. Une forêt se condense en si peu, dès lors que nous modifions l’importance que nous accordons à notre propre personne.tumblr_m9bqi7JAaC1r4p4ago1_500

Cette dilatation propagée en une nappe de velours, seuls les jardins de mousse du Japon la révèlent pleinement, en une aura d’autant plus magique que rien ne nous prépare à une telle expérience, ni souvenir de paysage, ni tableau peint. Étale, la mousse l’est alors à la manière d’un drapé qui recouvre tout, jusqu’aux racines des arbres, dont le relief en est adouci et rehaussé à la fois. Il faut avoir parcouru les allées de ces jardins, dans un monde où l’omniprésence du vert vous plonge dans un état de rêve et de silence, pour sentir à quel point la mousse y semble un souffle exhalé du sol, posé telle une brume, et dont on sent bien, sans rien connaître de son écologie, qu’aucun lien ne l’attache à la terre, dans la profondeur d’un enracinement. Ce lien qui n’est pas un ancrage, mais s’apparente plutôt à une apposition, une coexistence, c’est un ensemble de fin filaments, appelés rhizoïdes, par lesquels la mousse s’accroche au sol, mais à peine, un sol dont elle ne tire d’ailleurs pas foncièrement sa substance, de cela, le ciel se charge, pluie et rosée, avec la lumière-et la richesse de la terre ne lui est pas utile, puisqu’elle pousse aussi bien sur les écores ou les pierres.42347

Planéité neutre et stable, sans profondeur ni essor, la mousse est toute surface et toute immobilité- d’où naît peut être la quiétude particulière qui vient à la contempler, dans la plénitude d’une présence et la paix d’une musique qu’aucune tension ne teinte d’espoir, ou d’absence.

Présente, neutre, sans épaisseur, ou si peu, stable et sans même l’élan d’un parfum, la promesse d’un fruit ou d’un renouveau, avec cela vivante, cependant, la mousse des jardins est un enchantement simple et paisible.

Ombreuse et douce, la pousse épouse la terre, la couvre d’un manteau comme on le dit de la neige, et pas davantage on n’en peut isoler les brins que les flocons. Elle est le printemps perpétuel comme la neige est l’hiver, et comme elle, restitue le monde à son silence.

COPYRIGHT Jeffrey Friedl
COPYRIGHT Jeffrey Friedl

Tsuboniwa, le jardin intérieur, tsubo renvoie à une surface étroite (tsubo est une unité de mesure, 3,3m2) et niwa signifie jardin. A l’image du jardin de thé qui fonde depuis le XVIème siècle le modèle même du jardin japonais : la vasque creusée dans une pierre, où l’on se purifie en se lavant les mains et en buvant l’eau, la lanterne de pierre qui éclaire le chemin, le sol couvert de mousse où affleurent des pierres plates, guidant les hôtes vers le lieu du rituel, des fougères, quelques arbustes pour la plupart à feuilles persistantes. A la différence du jardin de thé, on ne marche pas dans ces petits espaces, disposés pour le seul plaisir de la vue, entre un mur de clôture et un bâtiment d’habitation, et toujours à l’arrière de celui-ci, invisible depuis la rue. Il y entre un peu de ce chemin de renoncement au monde comme un départ immobile vers un ermitage et une solitude qui sont l’arrière-plan montagneux du jardin de thé.mousse2.1296552195

Une autre graphie du mot tsubo se rapporte à la notion de volume qui est précisément cette jarre de terre tsubo par quoi l’on peut aussi transcrire cet espace étroit, enclos de murs et ouvrant seulement vers le haut, vers un peu de ciel, où laisser vaguer ses pensées.

Il existe une troisième signification attachée à ce mot. C’est tout le pouvoir d’évocation des mots japonais, né et prononcés bien avant que l’écriture et idéogrammes venus de Chine au VIème siècle ne leur assigne une trace, que de déployer leur sens en plusieurs directions selon que l‘on choisissent de les noter avec tel ou tel de ces signes, en sorte que, sous une écriture unique, toujours l’oreille entend la résurgence d’autres significations vers lesquelles elle s’évade.

Cet autre sens est lié à l’acupuncture, il ne s’agit plus de surface ou de volume, mais de point.4004258639_41bdf83e7e_b